Le lendemain, assis sur le perron, je guette avec une certaine fébrilité la venue de la petite mamie : c’est pour l’instant la seule qui montre un peu d’intérêt à mes bricolages. Bien sûr, en m’installant en plein centre-ville, je ne m’attendais pas ce que mon étrange commerce attire les foules. Les citadins sont encore plus fermés que les campagnards. Néanmoins, voir défiler des centaines de personnes par jour devant ma devanture sans qu’ils ne remarquent rien – sans même qu’ils ne détournent le regard malgré mes efforts pour encombrer le passage – est plus douloureux à vivre que je ne me l’imaginais. La cité toute entière est une immense machine, bien huilée, bien briquée. A heures fixes, des dizaines et des dizaines de télétravailleurs descendent effectuer leur promenade de santé, les yeux rivés sur les écrans de leurs lunettes, les oreilles emplies de musiques qui ne jouent que pour eux. Ils s’alignent dans le couloir droit du trottoir, dociles, inconscients que quelques minutes plus tôt, l’espace était occupé par de fringants retraités qui, la magie des conseils numériques opérant, désertent les rues au bon moment. Les employés des commerces, eux, sortent un peu plus tard. Enfin, sortir est un bien grand mot. Contrairement aux télétravailleurs, ils officient debout, font jouer leurs muscles et leurs mains dans l’exercice de leur métier. Alors pour eux, la pause, c’est de rester planté sur le trottoir, accrochés à leurs holophones pour prendre des nouvelles du monde qui, décidément, ne tourne plus bien rond.
L’indifférence est telle que, dans un relent d’espoir, je pensais passer au travers des mailles du Processus. Mon incorrigible naïveté a déchanté ce matin en ouvrant ma boîte mail. Malgré l’antique version de système d’exploitation que j’utilise, la mairie locale a trouvé le moyen de m’envoyer un courriel lisible et clair. Rien de bien grave, pour le moment. Juste un rappel des consignes sanitaires obligatoires. Mais je ne m’y trompe pas : j’ai attiré l’attention. Il me reste peu de temps.
Dix heures onze. Je joue nerveusement avec le dé à sept faces que j’ai taillé dans un vieux morceau de bois il y a deux jours. Ma potentielle cliente est toujours très à l’heure. Un retard d’une minute… Et si elle ne venait pas ? Pas sûr que j’aurais le temps d’accrocher quelqu’un d’autre avant que le Processus ne m’envoie valser. Je connais les aléas de mon métier, mais rentrer au foyer après avoir gaspillé autant d’argent sans une seule victoire n’est pas une option.
Dix heures treize. Un léger vrombissement stoppe mes angoisses ; je reconnais le bruit d’un cabas automatique. Je lève la tête, et voit arriver la vieille dame. Ses petits pas énergiques et pressés laissent deviner la démarche athlétique qui était la sienne quelques années plus tôt. Elle s’approche sans ralentir, passe devant ma première table sans un regard et se plante face à moi, me dominant très légèrement. Je reste assis et soutient son regard direct par un sourire doux, attendant qu’elle prononce le premier mot.
— Ça sert à quoi ?
Holà ! Elle n’y va pas par quatre chemins. D’autres mettent plus de temps à se poser les questions essentielles. Je plisse les yeux, demande une confirmation :
— C’est-à-dire… ?
Elle reprend, un brin exaspéré.
— Votre espagnolette bavarde, on est d’accord, elle ne peut pas envoyer de vrais messages à mes amies, non ? Alors, elle sert à quoi ?
— A fabriquer des histoires.
Elle fronce les sourcils – mais pas de la même manière que d’habitude. Ils sont moins droits, moins sévères. Ils forment une courbe au-dessus de ses yeux, comme un point d’interrogation renversé qui coiffe deux prunelles avides de savoir. Je respire mieux. J’ai ma cliente, la personne prête à entendre ce que je vais lui raconter. Je lui explique :
— L’espagnolette bavarde, tout comme le gramophone à effluves que vous avez là ou encore la clé des profondeurs ici, sont des objets à histoires. Je les bricole moi-même, selon ce que me souffle mon inspiration – ma créativité, si vous voulez.
Je vois au pli de sa bouche qu’elle ne connaît pas ces mots. Bien sûr. C’est là toute ma mission : lui transmettre ce savoir.
— La créativité, c’est une particularité de l’esprit humain, un pouvoir oublié que nous avons tous en nous. La capacité d’imaginer, de créer quelque chose de nouveau.
Elle jette un œil sceptique vers mon bric à brac avant de contester :
— Inventer quelque chose de nouveau, si cette chose n’a pas d’utilité, nous revenons au même problème : ça ne sert à rien.
Ah, l’utilitarisme ! Le sacro-saint de notre société, un dogme inconscient qui est apparu et a grandit de lui-même, jusqu’à évincer toutes les autres notions. Aucun dictateur, aucun gourou n’a été nécessaire pour le rendre tout-puissant. La société l’a adopté d’elle-même, reléguant en quelques dizaines d’année les mots flâner, paresser, perdre son temps aux oubliettes. Un exemple concret s’impose pour passer la barrière du conditionnement à ma cliente :
— Avez-vous déjà senti le parfum d’une rose madame ?
Elle opine du chef, dubitative. Je poursuis :
— Était-ce agréable ?
Nouvelle approbation silencieuse. Je continue de la questionner :
— Était-ce utile ?
Les yeux de la vieille dame s’écarquillent. Ma question la déstabilise et je la vois chercher au fond de sa mémoire le souvenir de cet instant tout autant que la justification de son existence. Mais alors que son visage s’éclaire, l’horrible vibration de sa montre transperce le silence de notre échange.
Je réfrène à grande peine l’agacement qui me tord le ventre. Pas maintenant ! Je ne veux pas perdre ma cliente à l’instant crucial de ma démonstration. J’ai envie de saisir ce fracasser ce foutu accessoire d’un coup de marteau bien senti, mais je sais qu’un signe de colère, une réaction trop violente pourrait effaroucher à jamais la petite dame.
Elle hésite un instant, jette un regard vers son toutou mécanique. Puis revient à moi et répond :
— Oui, l’odeur de la rose était utile. Elle m’a aidé à me sentir bien, elle m’a donné de la joie.
Je retiens un soupir de soulagement. Elle est restée. J’enchaîne pour ne pas rompre le charme :
— C’est exactement ça. Les histoires produites par notre capacité de créativité sont comme le parfum des roses. Elles nous aident à mieux vivre, à être pleinement nous-même. L’imagination est un super pouvoir que nous portons tous en nous, et qui nous permet d’habiter notre vie. Créer, imaginer, découvrir sont les premières étapes pour aller vers l’autre, rencontrer, expérimenter. Rêver. Vivre.
Nouveau froncement de sourcils. Elle a dû mal à me suivre et me rétorque :
— C’est impossible ! Nous sommes à la pointe de la technologie : regardez-moi, j’ai quatre-vingt-dix-huit ans, je suis en pleine forme grâce à tout ce que la société fait pour le bien-être de l’homme. Si les histoires nous aidaient à vivre plus vieux, nous les utiliserions tous les jours !
— Je n’ai pas dit plus vieux, j’ai parlé de mieux vivre.
J’ai une pensée émue pour tous nos ancêtres, pour ces êtres qui, parce qu’ils rêvaient d’une vie meilleure, ont exploré les confins de la planète ou de l’univers, se sont révoltés pour créer une société plus juste, ont transformés leurs épreuves en œuvres artistiques poignantes. Ils ont réussi – mais avaient-ils prévu qu’une fois l’idéal atteint, l’homme perdrait ce qui l’avait sauvé ? La course à la santé a anéanti l’imagination.
La bouche de la petite dame s’est plissée en une grimace de dégoût. Je sais que ce passage-là est difficile – il m’est arrivé de perdre des clients. Alors que son holomontre vibre pour la seconde fois, elle se détourne. Mon cœur panique. Je la rappelle :
— Madame !
Elle se retourne, agacée. Il faut que je la convainque.
— Il y a un moyen simple d’expérimenter ce dont je vous parle. Stoppez votre application de sommeil cette nuit, et mettez un réveil cinq heures vingt après l’heure où vous vous endormez. Vous verrez par vous-même.
Elle me fait un signe de main – difficile à interpréter mais je ne dois pas me faire d’illusion. Il a plus de chance de signifier « laissez-moi avec vos foutues histoires » que « merci beaucoup, qu’elle riche idée ! ». Je la regarde s’éloigner. J’ai fait tout ce que j’ai pu…