Petite variation à partir d’une illustration trouvée sur instagram, sur le compte d’Alexia que je connais, et du titre de ma toute première nouvelle publiée (« Mécanique et lutte des classes, éd.Oneiroi). Je vous laisse lire !
Des auréoles parme dansèrent devant les yeux d’Eithan. Il cligna des paupières, mal à l’aise. Non, il avait rêvé. L’obscurité restait impénétrable, l’enveloppant d’une seconde peau de ténèbres. Rassurante.
Il se remit en chemin, son pas cadencé par le grelot sourd de son bâton de marche. Usé par les années, comme lui, la bille métallique égrenait une plainte rythmée et mate, reconnaissable entre toutes. Le vent l’accompagnait d’un léger chuchotement, portant le lointain écho des vagues.
L’automne parsemait le sentier de feuilles humides qui s’engluaient comme des sangsues aux pieds du vieillard. Il frottait compulsivement leur plante tannée contre le bas usé de son jean, agacé par le baiser baveux des végétaux. L’humidité assouplissait les champs, creusait des ravines jusque sur le sentier. Il devinait les pièges cachés dans la terre du bout des orteils, et chaque feuille importune le coupait du terrain.
Un instant, des papillons roses traversèrent les ténèbres. Un réflexe ancestral amena Eithan à se frotter les yeux. Le ragout du matin tapissait encore son arrière-gorge d’un parfum amer et terreux, résistant à l’érosion de l’iode marin qui passait et repassait dans son gosier à chaque respiration. Était-il malade ? Machinalement, il passa sa main libre sur son front. Frais, légèrement suintant – le sac d’algues pesait lourd. S’il oubliait ses vieux os qui crissaient à chaque pas comme le ressac régulier de la mer, tout allait bien.
Lorsque des éclats orangés percèrent sa rétine, il lâcha son bâton pour se protéger. Les mains posées sur ses yeux, il mit quelques secondes à comprendre ce qu’il se passait.
De la lumière ?
Le mot sonnait étrangement. Une promesse oubliée, un rêve qui émergeait à peine de la vase de ses souvenirs.
Un courant d’air charria une odeur métallique. Inhabituelle. Immobile, Eithan arrêta de respirer. Le chuchotement des flots emplit son espace acoustique. Il se concentra, les mains toujours sur ses yeux. Le chuintement d’un tapis de feuille dérangé dans son sommeil lui fit dresser l’oreille. Il se concentra, jusqu’à percevoir le grincement d’un rouage bien huilé. Au loin, quelqu’un arrivait. Quelqu’un sans bâton. Sans grelot.
La peur rampa dans chacune de ses rides. On murmurait que des bandits solitaires s’aventuraient sur les routes sans bâton. Quel danger ! Un bâton de marche tâtait le terrain, rattrapait les chutes. Bien taillé, d’un bois sec et droit, il résonnait différemment à la matière. Agrémenté d’un grelot unique, il identifiait et localisait chaque communauté, chaque membre. Dans un chaos sans lumière, le bâton était leurs yeux à tous. De toute sa vie, Eithan n’avait jamais rencontré un bandit sans bâton. Depuis la Grande Extinction, survivre seul dans les ténèbres relevait de l’impossible.
Pris par l’urgence, Eithan ouvrit lentement les paupières. Les ténèbres, immuables. Il écarta légèrement les doigts. La douleur revint.
L’angoisse le disputait à l’espoir. Le feu qui perforait sa rétine faisait jaillir des souvenirs ensevelis. Un monde étrange, agressif, brûlant, sous lequel couvait un paradis au goût oublié. Des formes incongrues envahirent ses pensées, charriant un raz-de-marée de frissons et d’émotions. Sans comprendre, Eithan saliva.
Une brindille craqua, coupée nette. Le pas de l’inconnu se fit décidé et rapide, se rapprocha. Il l’avait vu. Les membres secs d’Eithan se crispèrent. Ses jambes auraient volontiers pris la fuite… mais son regard brûlant fixait le lointain, hypnotisé. Des larmes de souffrance dévalaient les plis de ses joues, sans que ses paupières jamais ne se ferment. Petit à petit, ses mains s’affaissèrent, vaincues par la gravité. Ses oreilles devinrent sourdes aux avertissements du vent, ses pieds oublièrent les mises en garde du sol, qui tremblait compulsivement à chaque pas de l’inconnu. Les bras ballants, Eithan fixait d’un rictus aveugle le halo de lumière qui s’approchait.
La lumière ! Une flèche vive qui, seconde après seconde, étendait son empire sur le vieil homme, ouvrant la porte à des souvenirs vieux de soixante-sept ans. Il avait quatre ans quand la Grande Extinction avait étendu son manteau ébène sur le monde. Eithan était l’un des derniers illuminés – mais jusqu’à ce jour, ses souvenirs du monde éclairé lui étaient étrangers.
Petit à petit, le halo vif se para de subtilités. Des ondes carmines et bleutées tournoyèrent autour du cœur, bientôt rejointes par d’autres reflets métalliques. La luciole tanguait au rythme d’un léger grincement qu’Eithan ne percevait plus. Les silhouettes esquissées par la clarté se superposaient à ses souvenirs, dessinant un monde oublié. Des arbres nus pointaient leurs branches squelettiques vers un ciel moutonneux. Des parterres de bruyères violettes moutonnaient sur des rochers tigrés de granit. Un sentier sinuait entre tapis de feuilles ocres et boue laiteuse.
Submergé par l’émotion, Eithan tomba à genoux. Une silhouette se détachait en contre-jour. L’inconnu arrivait. Tout n’était encore que formes et ombres, mais le vieil homme devina des cheveux ébouriffés, un bras levé. Au bout, une énorme lanterne. Eithan bégaya. Ses larmes brûlantes dévalèrent ses lèvres, et de sa gorge ne sortit qu’un borborygme incompréhensible. Plongé dans un état second, submergé par la douleur et la joie, il ne remarqua pas que l’inconnu restait silencieux. Seule sa respiration, rauque sous l’effort, accompagnait le martèlement de ses pas.
La lampe s’approcha, gravant au fer rouge de nouvelles beautés dans les yeux du vieil homme. Ivre d’une douleur miraculeuse, Eithan se rassasiait de chaque détail qui se révélait à ses yeux aveugles. Il avait oublié le cruel éclat de la lumière ! Ardente, vivante, elle déversait sa bénédiction brûlante autour d’elle, le crucifiait au paradis.
Un infime instant, un sifflement strident sortit Eithan de la béatitude hypnotique dans laquelle il était plongé. Trop tard. Une lame cuisante trancha son cou, laissant dans ses souvenir une seule et unique image.
Celle d’une tête décapitée, aux traits torturés, brillant de milles feux dans son lampion.